La fonction publique fabrique-t-elle des travailleurs épuisés ?

La charge mentale n’est pas qu’une affaire de stress ou de fatigue. C’est souvent le signe d’un déséquilibre plus profond : celui d’un travail qui ne se pense plus, d’équipes qui n’ont plus le temps de se parler.

Dans cet épisode, Jonathan Loyarte explore les racines invisibles des risques psychosociaux dans la fonction publique et invite à repolitiser la question du travail.

Comment restaurer du sens, de la respiration et du collectif ? Une conversation nécessaire, pour remettre la santé au travail au cœur du service public.

Présentation de l'invitée : Jonathan Loyarte

« On peut avoir un agent très engagé, passionné, compétent, qui se retrouve en arrêt parce qu’il n’a pas pu dire stop à temps. »

Jonathan Loyarte est président de l’Observatoire des risques psychosociaux (RPS), un organisme engagé dans l’écoute et l’accompagnement des agents du secteur public confrontés à la souffrance au travail.

Formé à l’intervention sociale et à la médiation, il agit aujourd’hui au croisement du dialogue social, de la prévention et de la reconstruction professionnelle.

Décryptage des idées clés

La charge mentale n’est pas un symptôme individuel : c’est un produit de l’organisation du travail

La fonction publique parle beaucoup de “charge mentale”, mais le débat reste souvent piégé dans une lecture psychologique : agents fragiles, difficulté personnelle à “gérer”, manque de méthodes. Le problème est ailleurs. La charge mentale apparaît comme une réponse normale à un système de travail qui multiplie les sollicitations, les injonctions contradictoires et les attentes implicites. Le phénomène n’est donc pas une pathologie individuelle, mais un effet mécanique de contextes saturés : objectifs mouvants, chaînes hiérarchiques dispersées, règles qui changent, réunions qui s’enchaînent, urgences fabriquées.

L’épisode montre bien que ce qui use les agents, ce n’est pas la tâche en elle-même : c’est l’effort invisible pour la rendre possible. On retrouve là un trait profond de la culture administrative contemporaine : la croyance que tout peut être absorbé sans restructurer le travail. Cette logique alimente un épuisement lent, parfois imperceptible, mais cumulatif. Comprendre la charge mentale, c’est donc reconnaître que le cœur du sujet est organisationnel : outillage, priorisation, interfaces, arbitrages, soutiens hiérarchiques. Quand l’environnement de travail est pensé, la charge baisse. Quand il ne l’est pas, les agents compensent… jusqu’à ne plus y arriver.

Les frontières entre vie pro et vie perso sont poreuses, et la fonction publique n’est plus une exception protectrice

Longtemps, le récit institutionnel a posé la fonction publique comme un espace protecteur : stabilité, régulations du temps de travail, sens du service. Dans l’épisode, on voit très clairement que cette frontière “protégée” ne tient plus. Les agents accumulent des charges cognitives liées à leur travail, mais aussi celles issues de leur vie personnelle, et les deux dimensions se mélangent en permanence.

Cette porosité n’est pas un défaut des agents : c’est le signe d’un monde où les contraintes professionnelles sont plus diffuses, moins prévisibles, plus exigeantes en disponibilité mentale. La fonction publique n’échappe plus aux mécanismes qui traversent tous les secteurs : flux d’informations continus, injonction à la réactivité, sentiment d’urgence permanent, complexité croissante des missions.

Ce mélange pro/perso produit une réalité simple : un agent peut arriver au travail déjà saturé mentalement, et le travail peut lui-même aggraver une charge déjà lourde. La fonction publique doit donc abandonner la fiction d’un espace clos et étanche. Les politiques RH doivent intégrer cette porosité et agir non pas sur les individus mais sur l’écosystème : marges de manœuvre, régulations collectives, soutien managérial réel, clarification des priorités. La charge mentale se réduit lorsque l’organisation assume sa part, pas lorsque l’individu “gère mieux”.

Le fonctionnement collectif influence plus la charge mentale que la nature même des missions

Les agents publics exercent des métiers émotionnellement engagés, parfois exposés, souvent utiles. Pourtant, ce n’est pas le contenu des missions qui explique la montée de l’épuisement, mais la manière dont ces missions sont encadrées, distribuées et coordonnées. Ce que montre ton échange, c’est que la charge mentale augmente lorsque les collectifs de travail sont affaiblis : coopérations instables, manque de régulation, absence de vision managériale partagée, coordination approximative entre services.

Dans un environnement bien régulé, les agents peuvent absorber des périodes de tension sans s’épuiser. Mais lorsque l’organisation repose sur l’implicite, la débrouille et les surcompensations individuelles, la charge mentale explose. L’agent ne porte plus seulement son travail : il porte aussi les dysfonctionnements du collectif.

Ce décryptage permet de déplacer le regard : réduire la charge mentale n’est pas une question d’“hygiène psychologique” ou de “qualité de vie” déconnectée du terrain. C’est un enjeu de fonctionnement des équipes. Investir dans les collectifs, dans la clarté des rôles, dans la circulation de l’information, dans les arbitrages prioritaires, c’est agir directement sur l’épuisement. Là où l’organisation fait bloc, la charge s'allège. Là où elle se délite, l’agent encaisse seul.

Fonction Publique Mon Amour est un média indépendant créé par Linda Comito.
Pour nous suivre :