Longtemps cantonné à une fonction technique et juridique, le métier d’acheteur public est aujourd’hui à un tournant. Entre la montée en puissance des critères environnementaux, la multiplication des obligations réglementaires et la difficulté à recruter, le rôle des acheteurs dans les collectivités et établissements publics se complexifie.
Dans cet épisode, Sophie Lapisardi, avocate en droit public, partage sa vision précise et documentée d’un métier qui ne peut plus être réduit à un simple poste d’exécution.
« L’acheteur public devient un véritable chef d’orchestre, à la croisée du juridique, du stratégique, et de l’environnemental. »
Sophie Lapisardi est avocate au barreau de Paris, fondatrice du cabinet Lapisardi Avocats. Spécialiste du droit public économique, elle accompagne depuis plus de 20 ans les acteurs publics sur les questions de commande publique, de montages contractuels et de performance juridique des achats.
Elle intervient également en tant que formatrice et conférencière dans de nombreuses structures publiques.
La commande publique est souvent perçue comme un domaine strictement juridique, encadré par des textes, des procédures et des jurisprudences. Cette vision est partiellement vraie : le droit structure la mécanique d’achat, balise les étapes, protège l’égalité de traitement. Mais elle masque un autre aspect, beaucoup plus déterminant pour comprendre la réalité du métier : la pratique se construit sur l’hybridation.
L’acheteur doit naviguer entre stratégie, compréhension économique, analyse de risque, lecture financière, capacité à dialoguer avec des prescripteurs, sens opérationnel et vigilance juridique. Ce mélange crée un paradoxe permanent : plus le cadre devient précis, plus l’acheteur doit développer des compétences transversales pour faire vivre ce cadre dans des situations concrètes.
Cette hybridation explique pourquoi les organisations peinent à définir un profil type ou un parcours idéal. Le métier se situe exactement à la jonction entre conformité et adaptation. Il attire donc des profils variés, mais laisse parfois les équipes sans repères, faute d’outils adaptés à cette complexité.
Le cœur du sujet n’est pas la procédure, mais la capacité à faire dialoguer plusieurs logiques qui ne se rencontrent jamais naturellement. La commande publique est un exercice de coordination avant d’être un exercice de conformité.
L’évolution du cadre réglementaire, notamment autour des exigences environnementales, a transformé l’achat en levier stratégique. Ce n’est plus seulement une fonction de contrôle ; c’est une fonction de transformation. Pourtant, nombre de collectivités et d’organismes publics continuent de le structurer comme une fonction support classique, au même niveau que le juridique ou la gestion administrative.
Cette contradiction crée un décalage important. On attend de l’achat qu’il influence les politiques publiques, stimule l’innovation, soutienne les filières locales, sécurise les risques, garantisse la conformité et optimise les dépenses. Mais on lui applique encore des logiques de pilotage héritées d’une époque où le rôle se limitait à exécuter des procédures.
L’enjeu n’est pas de glorifier le métier, mais d’admettre que les achats façonnent désormais la capacité d’action réelle d’une organisation. Ils conditionnent le rythme des projets, la qualité des prestations, la maîtrise des risques et l’impact écologique.
Tant que cette fonction ne sera pas pensée comme un levier politique et managérial, les injonctions contradictoires continueront d’épuiser les équipes : stratégie d’un côté, faible reconnaissance de l’autre. Le pilotage doit évoluer pour rendre cohérentes les attentes stratégiques et les moyens réels.
Le marché du travail montre une pénurie croissante sur les métiers de l’achat public. Beaucoup d’organisations peinent à recruter, non parce que la compétence n’existe pas, mais parce que le métier ne parvient pas à se rendre lisible.
L’image dominante reste floue : certains pensent qu’il s’agit d’un métier juridique, d’autres d’un métier administratif, d’autres encore d’un rôle opérationnel proche de la logistique. La réalité est un mélange de tout cela, ce qui rend difficile la projection pour les candidats et complique la création de parcours structurés.
Cette difficulté a un autre effet : elle freine la professionnalisation. Quand un métier n’est pas bien identifié, il devient difficile de construire des standards, d’outiller les équipes, de définir ce que signifie être compétent. On cherche des profils “couteaux suisses”, mais ce terme signale surtout un manque de cadrage et une surcharge potentielle.
Rendre l’achat public attractif passe par une clarification du récit professionnel : expliquer les responsabilités, rendre visibles les enjeux, formaliser les compétences clés, donner une place institutionnelle à ce rôle. Tant que ce récit restera brouillé, la pénurie continuera — non par manque de talents, mais par manque de visibilité.
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