Quand on parle de fonction publique, on pense souvent à nos règles, nos statuts, nos concours... Mais qu’en est-il ailleurs ? Et si regarder au-delà de nos frontières nous permettait de mieux comprendre notre propre modèle ?
Dans cet épisode, Emmanuel Laurent, ancien chef de division du service social à Lausanne, partage son expérience du service public suisse. Il y évoque une culture de la proximité, un rapport au management moins hiérarchique, et des trajectoires professionnelles bien différentes de celles qu’on connaît en France.
Un échange passionnant pour tous ceux qui s’interrogent sur les mutations en cours dans la fonction publique française.
« En Suisse, le mot fonctionnaire n’est quasiment pas utilisé. On parle de collaborateur de l’administration, ce qui reflète une autre façon de penser le service public. »
Emmanuel Laurent a exercé pendant huit ans en Suisse, en tant que chef de division du service social à Lausanne. Aujourd’hui, il rejoint la Chambre régionale des comptes en France.
Son parcours lui permet de porter un regard unique sur deux systèmes publics voisins mais très différents dans leur organisation, leur culture du travail, et leur rapport à la fonction publique.
Découvrir la réalité suisse oblige à se défaire d’un réflexe très français : penser la fonction publique comme un bloc cohérent, structuré par des règles nationales, des statuts communs et une architecture stable. En Suisse, cette idée n’existe pas. Le paysage administratif est construit à partir de 2200 collectivités disposant chacune de sa propre fonction publique. Cet éclatement produit une réalité radicalement différente : chaque commune ou canton devient un espace administratif autonome, doté de ses règles de recrutement, de gestion et d’organisation. Pour un observateur français, cela déplace complètement les lignes. L’absence d’un cadre unique ne génère pas le chaos que l’on pourrait imaginer, mais un système fondé sur le pragmatisme local, la proximité politique et l’adaptation fine aux besoins des habitants. L’intérêt de cette comparaison, c’est qu’elle met à nu nos habitudes nationales : nous avons bâti un modèle intégré, très structuré par le droit, tandis que les Suisses privilégient l’efficacité locale et la coopération. Ce contraste ouvre une réflexion sur ce que produit réellement un cadre national unique : de la cohérence, certes, mais aussi des rigidités qui ne répondent pas toujours aux réalités territoriales.
L’autre choc culturel tient à la place des statuts, grades et corps : ils existent parfois, mais ne constituent pas l’ossature de la fonction publique. La valeur professionnelle repose avant tout sur la contribution au service public, entendue comme un travail collectif orienté vers des résultats observables. Cela change tout dans la manière de penser la responsabilité, l’évaluation et la progression. Dans ce modèle, l’identité professionnelle ne s’appuie pas sur une appartenance statutaire, mais sur l’utilité sociale du travail accompli. Le groupe prévaut sur le statut. Ce renversement offre un miroir intéressant pour les administrations françaises. Lorsque la progression repose sur des mécanismes statutaires, elle peut produire un sentiment de distance entre la carrière et la mission. À l’inverse, le modèle suisse montre qu’une organisation qui recentre l’attention sur la qualité du service peut créer une dynamique collective plus horizontale et plus responsabilisante. Ce n’est pas un modèle transposable tel quel, mais un point d’appui pour interroger la manière dont notre système articule reconnaissance, statut et utilité du travail.
L’épisode permet aussi de comprendre pourquoi les collectivités suisses attirent autant de candidats, notamment français : des salaires élevés, une abondance d’offres, et un marché du travail tendu qui valorise fortement les profils qualifiés. Mais cette attractivité n’est pas qu’une question de rémunération. Elle s’appuie sur une logique de marché assumée, où les administrations recrutent en fonction de leurs besoins immédiats, sans passer par des concours, et où les candidats choisissent réellement leur employeur. Cette dynamique crée un environnement compétitif, presque inconnu en France dans sa forme actuelle. Pour les agents, cela implique une mobilité plus fluide, un rapport plus direct à l’employeur et une responsabilité individuelle accrue dans la gestion de leur trajectoire. Pour les employeurs, cela impose de convaincre, d’expliquer, d’être lisibles sur leurs pratiques et leurs valeurs. En observant ce fonctionnement, on comprend mieux la tension qui traverse aujourd’hui la fonction publique française : un marché du travail qui se durcit, des attentes nouvelles des candidats, et un cadre statutaire qui n’a pas été conçu pour cette logique concurrentielle.
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